Claire Blin-Lagille gère « son » exploitation viticole et travaille aussi pour celle de son époux, vient de créer sa propre marque, élève ses jumelles d’un an, a fondé et anime Les Fa’bulleuses – première association de vigneronnes champenoises… A 31 ans, c’est tout simplement une jeune femme moderne.« On conduit le tracteur, on taille la vigne, on vinifie, on fait du commercial et de l’administratif… » Bref, aujourd’hui, une viticultrice sait tout faire – tout comme un homme s’entend – pour ce qui est de produire du champagne. Avec peut-être un brin de sensibilité en plus, non ? « Les femmes ont à présent toute leur place dans le vignoble, et sont acceptées comme telles par les hommes » (à quelques exceptions près, évidemment). « Etre femme en Champagne ne me pose aucun problème. » Peut-on mieux dire ? C’est limpide, net, précis. A l’image de Claire Blin-Lagille, en somme, viticultrice à Treslon, dans cette vallée de l’Ardre où domine le meunier, mais où le chardonnay offre dans ses bonnes années les mêmes arômes de fleurs blanches que son cousin de la Côte des Blancs. Dans ce petit village bien caché au creux des coteaux de la vallée, les premiers pieds de vigne de la famille Lagille ont été plantés par l’arrière grand-mère paternelle de Claire, Cécile, après la Seconde Guerre mondiale. A partir du milieu des années 1970, Bernard et son épouse Marie (les parents de Claire) agrandiront le vignoble, créant et commercialisant la marque Lagille et Fils. Actuellement, les 7 hectares, situées pour l’essentiel sur la commune de Treslon, sont complantés de 55 % de meunier, 28 % de chardonnay et 17 % de pinot noir.
Bernard Lagille – qui fut l’un des fondateurs des « réseaux matus » (« matus » pour maturité) – a toujours porté son raisin à la coopérative. Jusqu’au jour où Claire, après une formation hôtelière au lycée de Bazeilles puis un BTS technico-commercial à Avize, est revenue « à la maison » à défaut de trouver du travail. Sans doute y pensait-elle aussi depuis quelque temps. En moins d’un an, Bernard et Claire montent un projet, font construire des bâtiments et un pressoir… dont Bernard donne les clés à Claire. Tout est opérationnel pour la vendange 2005. Claire a 21 ans !
« Je savais ce que je voulais faire, je voulais que les choses soient carrées. Mais, quand même, je ne réalisais pas bien. J’ai fait tout ça la tête dans le guidon. Il y a eu beaucoup de stress. » Il y en aurait eu à moins. N’empêche : pour sa première vinification, elle fait un millésime, 50 % chardonnay, 50 % pinot noir, en tenant tête à son père – manière d’affirmer son caractère autant que celui de son champagne.
Il faut dire, cependant, que Claire ne partait pas de zéro. Elle a baigné dans ce milieu, travaillé la vigne, vinifié à l’occasion d’une formation – durant son passage à Avize – chez un vigneron bordelais (où elle a même distillé un peu, la Gironde étant mitoyenne de la Charente, berceau du cognac). Et puis l’éducation familiale est là : la maîtrise de la production et de la qualité a été inculquée de bonne heure. Comme le vélo, ça ne s’oublie pas. « Le défi fut d’abord de conserver la qualité du champagne à laquelle était habituée la clientèle, en passant de la coopérative à notre propre vinification. » Ensuite, Claire a étendu la gamme Lagille et Fils, notamment avec les millésimes. Si elle règne sur la cuverie, les assemblages restent une affaire de famille à laquelle participent son père, son frère (Vincent) et sa sœur (Maud). Et puis, comme si elle prenait véritablement son envol, elle crée sa marque, Mary Sessile, qu’elle valorise à travers une gamme de cinq cuvées : inattendue (extra brut), révélation (100 % chardonnay), alliance (assemblage classique), rubis (rosé) et sessile (100 % pinot noir, cette cuvée étant un hommage à l’arrière-grand-mère de Claire et au chêne Séssile utilisé pour la fabrication de fûts de champagne).
La marque Mary Sessile n’est pas encore très connue. Elle est vendue aux particuliers, « mais surtout à l’export, et notamment au Japon ». Car l’export est bien l’objectif de Claire. « Le marché français est stagnant ou en baisse. Il est préférable de faire moins mais mieux, moins de volume mais davantage de valeur. » Actuellement, c’est une opinion largement partagée en Champagne, et l’export est une des solutions de l’équation. « Ce sera long, car exporter ne se fait pas du jour au lendemain, mais je crois que les jeunes viticulteurs ont pris conscience de l’enjeu. »
Dynamique, rigoureuse, cartésienne, on la dit également « fonceuse raisonnée », et l’on a déjà évoqué son caractère, au sens le plus large du terme. Mais il faut bien tout cela pour mener de front tant d’activités.
Les professionnelles, bien sûr : « son » champagne, deux jours par semaine sur l’exploitation de son époux (Maxime Blin, viticulteur à Trigny et administrateur du SGV) où elle retrouve ses réflexes de technico-commerciale, la Commission des vignerons indépendants dont elle est administratrice. Cette dernière implication lui paraît naturelle : « On sert de relais entre la commission et les autres vignerons. » Si elle n’a pas fait partie du Groupe des jeunes vignerons, c’est parce que son mari s’y trouvait. Elle pense néanmoins qu’il faut « prendre des responsabilités, ne pas rester cantonné chez soi et participer à l’évolution du vignoble : ça ouvre l’esprit ! » On n’oubliera pas, non plus, de mentionner son rôle actif au sein de l’association Les Fa’bulleuses (lire en encadré) qu’elle a contribué à créer.
Ensuite de quoi, il y a une vie plus personnelle, tout de même, et surtout deux adorables petites filles – Clémence et Olivia – qui viennent de fêter leur premier anniversaire. Tout cela, on en conviendra, a de quoi vous occuper. Si on lui demande comment elle y arrive, elle répond tranquillement que « c’est une question d’organisation ».
Claire Blin-Lagille sait être tout à la fois femme, viticultrice et maman, triptyque naguère improbable, si ce n’est impossible, dans un monde aux codes et aux mœurs masculins, que les jeunes femmes modernes du XXIe siècle ont su prendre… à bras le corps, pour le faire évoluer en douceur. Claire Blin-Lagille est de celles-là. Bernard, son père, l’a compris depuis longtemps, qui parle d’elle avec tant de fierté dans la voix…
« Les femmes ont à présent toute leur place dans le vignoble, et sont acceptées comme telles par les hommes. Etre femme en Champagne ne me pose aucun problème. » Claire Blin-Lagille
Fa’bulleuses, et fières de l’être
Brunes ou blondes, grandes ou moins grandes, mais toujours toniques et joyeuses, nous sommes solidaires et Fa’bulleuses! Nous avons des terroirs, des vins, des méthodologies et des clients différents mais nous nous comprenons, partageons la même passion de notre métier et souhaitons faire découvrir nos champagnes de terroirs bien divers, aux amateurs de jolies bulles !
Il y a dans cette entrée en matière une verve qui flirte joliment avec la présentation des cadets de Gascogne (de Carbon de Castel-Jaloux !) faite par Cyrano de Bergerac, dans le chef-d’œuvre d’Edmond Rostand – acte II scène VII pour les puristes. La comparaison n’est pas innocente : le champagne a lui aussi tant de panache !
Quoi qu’il en soit, on sent tout de suite que Les Fa’bulleuses ne manquent ni de talent ni d’ambition.
Tout a commencé par la rencontre de Claire Blin-Lagille et d’Hélène Beaugrand, lors d’une opération de communication au Danemark et en Suède, en 2013. Partageant une vision commune de ce qu’elles sont et de ce qu’elles font, l’idée de créer une association de femmes vigneronnes se fait vite jour. Bientôt rejointes par Sophie Milésie, Mathilde Bonnevie, Laureen Baillette, Florence Duchêne et Charlotte de Sousa, elles fondent en novembre 2014 la première association de vigneronnes champenoises : Les Fa’bulleuses.
Sous cette bannière évocatrice, elles comptent bien faire souffler un vent de fraîcheur – cette fraîcheur des meilleurs vins – sur l’appellation, et démontrer urbi et orbi que le champagne est une passion et un métier qui se conjuguent à merveille au féminin !