Dans le cadre de la session organisée sur le champagne en 2016 par Christine Abelé et l’Académie nationale de Reims et dont les actes seront publiés au mois d’octobre 2017, Yves Tesson, l’un des chercheurs de l’équipe Univigne de la Villa Bissinger, a réalisé ici une synthèse de l’article qu’il a présenté.
Yves Tesson a généreusement accepté que cette synthèse paraisse dans La Champagne Viticole, afin que la majorité du premier public concerné, les vignerons, puisse y avoir accès. Troisième et dernière partie ce mois-ci.
8. La nouvelle stratégie de communication des années 1990 :
Il s’agit de répondre à la communication du négoce contre les RM et de faire du champagne de vigneron un champagne à part entière si ce n’est le champagne par excellence, en soulignant via des campagnes de presse que le vigneron est lui aussi un assembleur de cépages, de terroirs et d’années. Même s’il travaille sur une seule exploitation, ses parcelles de vignes sont souvent disséminées sur une multitude de terroirs différents notamment en raison des successions. Cet axe de communication sera renforcé grâce à l’organisation de dégustations de vins clairs auxquels les journalistes seront invités. Si le négociant a une palette de composition plus large, le vigneron peut profiter de la petite taille de son exploitation pour faire dans le “fignolage”, le sur-mesure. Tout comme en Bourgogne, on doit considérer que plus l’exploitation est petite, plus le vin est bon. Elle devient un “jardin”.
Si le RM assemble, il peut cependant jouer des “monocrus” lorsqu’il considère que des “spécificités intéressantes” sont susceptibles d’être mises en valeur. Ainsi, l’indication des crus était une donnée que l’on n’exploitait plus en Champagne depuis la fin du XIXe siècle sur les étiquettes. À partir des années 1990, elle va réapparaître avec les mentions grands crus, premiers crus, la précision des noms de villages. Cependant, tous n’en abuseront pas. Beaucoup de vignerons des petits crus se sont mis à la manipulation précisément pour échapper au handicap que produisait leur mauvais classement dans l’échelle sur le prix de leur raisin. L’écart de prix entre le champagne des RM des petits crus et des grands crus est largement inférieur à l’écart existant entre les prix du raisin respectifs.
Dans la mesure où le succès des champagnes de vignerons repose souvent sur la rencontre personnelle avec les producteurs et un achat direct, on a tout intérêt dans les campagnes de publicité à jouer de cette relation de privilège au contact direct de l’auteur des vins. Le personnage du vigneron est mis en scène et on joue sur “l’émotionnel” de la relation établie en employant un “ton intimiste”, celui de la confidence. On crée ainsi une brochure qui s’intitule “En Champagne, un ami vous attend”. Un gros travail est également effectué sur la sémantique. Il faut en finir avec le sigle trop administratif RM et plus encore avec le terme obscur de récoltant-manipulant que personne ne comprend. On souhaite le remplacer dans la communication par “Champagne de propriété”. Le terme propriété renvoie à l’image du châtelain, un univers proche donc de celui des maisons de Champagne. Il y a ici un paradoxe. D’un côté, on souhaite en insistant sur la dimension artisanale, assumer la dimension paysanne du vigneron, de l’autre on veut rester dans le registre mondain du luxe. On parvient cependant à concilier les deux dimensions en faisant du vigneron un aristocrate de la vigne. Ainsi souligne-t-on que l’on ne devient pas vigneron, on l’est par la naissance, par tradition familiale, de génération en génération. Le savoir-faire lui même ne s’apprend pas à l’école car il n’est pas théorique mais de l’ordre de l’initiation quasi ésotérique. Sa transmission se fait au sein de la famille par “le chuchotement du grand-père” ou les “confidences de l’oncle”.
Le vigneron devient un personnage extraordinaire, à l’image de celui construit par les maisons autour du chef de caves, mais ayant un savoir-faire qui le dépasse car il ne se limite pas à la vinification. Il est littéralement “l’homme total” des vins de Champagne, pour détourner un concept produit par Marx. Celui qui maîtrise le processus de A à Z et sait jouer toutes les partitions.
Le vin de la fête
Il est aussi une référence morale. On revisite ici de manière inconsciente l’idéologie agrarienne résumée par le slogan attribué à Pétain “La terre, elle, ne ment pas”. Vivant au rythme de la nature et non du marché, le vigneron en partage les valeurs. C’est presque un moine auprès duquel on va se ressourcer. Il est vrai, authentique, par opposition à l’esbroufe des maisons et au “vernis social” dont les marques seraient porteuses. Le vigneron est dans l’être et non dans le paraître. On comprend ainsi pourquoi la biodynamie qui mélange justement morale philosophique et pratiques culturales a eu un tel succès en Champagne.
Le champagne reste le vin de la fête, mais pas de la même fête. Une fête plus en profondeur, moins décadente. Ici on ne vend plus des bulles mais du vin. Ce n’est plus la Jaguar, le château et la jeune fille en robe fendue sur-maquillée, mais la fête au village, pleine de ses joies saines ancrées dans la tradition et d’une beauté plus naturelle. “Le look, c’est ringard”. On est heureux pour soi et non dans le regard des autres, pour “épater”. On préfère d’ailleurs au terme de produit de luxe, celui de produit de prestige.
Le champagne de RM devient une révolution morale qui se poursuit parfois en révolution politique en devenant un étendard de l’altermondialisme. Le RM dénonce alors volontiers les groupes dont les actionnaires déracinés seraient extérieurs à la Champagne et qui pousseraient la viticulture aux rendements. La mondialisation devient ici synonyme de standardisation du goût, d’indifférenciation. Grâce aux RM au contraire, la Champagne retournerait aux Champenois, quitte à élaborer des “anti-champagnes” qui trancheront par leur typicité.
Afin de condenser cette nouvelle image du champagne de RM, on propose un slogan “Le champagne a sa source”. À travers lui, on rappelle ainsi que c’est un champagne pris directement chez le producteur et donc synonyme d’achat malin, sans intermédiaire, meilleur marché. Le terme source renvoie à un produit naturel qui n’est pas trafiqué, à la fraîcheur d’un produit directement issu de la terre. Il évoque la minéralité de l’eau présente dans les nappes depuis des millions d’années et fait écho à la longue maturation en cave. On est alors en pleine gestation de la loi Evin, et l’évocation de l’eau adoucit l’image négative de l’alcool. Dans la mesure où le champagne de RM est d’abord un champagne apprécié pour ses qualités intrinsèques, et non pour son image, il semble utile aussi d’insister sur le savoir-faire vigneron. Or, ce slogan fait du vigneron un mystérieux sorcier à l’image du sourcier, “celui qui sait faire jaillir l’eau, bienfait des entrailles de la terre”. Enfin on joue sur le double sens de « a » et « à », le champagne, le consommateur l’oublie trop, est un produit de terroir, il a une source, il est incarné, ce n’est pas qu’une image. Il vient d’abord de la terre et le vigneron est là pour le rappeler.
Conclusion :
Après avoir connu un essor constant pendant la seconde partie du XXe siècle, en vivant sans effort dans le sillage des maisons de champagne, l’expansion des RM a connu un ralentissement. Ils ont alors dû revoir leur stratégie et définir pour la première fois leur identité, se différencier. Ils l’ont fait avec talent en s’appuyant avec force sur le concept de “terroir” . Ils ont alors renversé la logique poussée jusqu’à ses dernières limites au cours des Trente glorieuses de « démocratisation du luxe ». Dorénavant, le champagne du RM, qui, pris individuellement, n’a pas les volumes nécessaires pour aborder ce secteur, vise d’abord les marchés de niche, en particulier celui du bobo qui souhaite marquer sa différence. Cette clientèle cultivée recherche davantage de typicité, un luxe qui soit unique et non produit en série, dont la qualité puisse être certes parfois plus aléatoire, mais réserve des surprises. Avec le RM, le luxe redevient la rareté. Le regard des maisons de champagne a lui-même changé sur ces acteurs qui viennent désormais enrichir l’image de l’appellation, lui donner davantage de diversité. Grâce à un nouveau discours, ils suscitent l’intérêt de publics qui ne s’intéressaient pas jusqu’ici au champagne : une bonne nouvelle pour tous les membres de la profession. L’histoire des techniques en Champagne va également dans le sens du vigneron. La primauté revenait jusqu’aux années 1990 au travail en caves, à l’œnologie qui pouvait rattraper les défauts du raisin, parfois considéré comme une simple matière première. Le chef de vignes ne participait le plus souvent pas aux dégustations d’assemblage. Mais les progrès de l’œnologie ont ralenti, cette science est désormais bien maîtrisée et on se tourne davantage vers les progrès possibles dans la viticulture où il existe un retard important, avec l’idée que le vin commence à la vigne et que la qualité du fruit est fondamentale. Le vinificateur n’est plus là pour rattraper le raisin, mais simplement pour lui permettre d’exprimer le plus pleinement possible tout son potentiel. Les pratiques culturales connaissent ainsi des changements très importants : retour aux fumures naturelles, à l’enherbement, etc.
[1]Expression de Pierre Cheval
Prouilly, où deux éperons viticoles veillent sur les collines
Prouilly est un cru de Champagne situé à 17 km au nord-ouest de Reims, dans le Massif de Saint-Thierry.