« Je me souviens d’un homme bienveillant. Nous nous étions rencontrés à plusieurs reprises, notamment au début de mon mandat, et il avait toujours un avis éclairé sur le devenir de la Champagne à laquelle il a consacré toute sa vie », témoigne Maxime Toubart, le président du Syndicat Général des Vignerons.
Au Syndicat comme au CIVC, il était un président particulièrement investi et visionnaire. Au cours de son long mandat, il a su prendre des décisions courageuses pour relever les défis politiques, environnementaux et commerciaux avec toujours la volonté de porter haut les valeurs du vignoble. Incontestablement il a marqué l’histoire de notre appellation », poursuit-il.
Marc Brugnon est un enfant d’Écueil où sa famille travaille la vigne depuis la fin du XIXe siècle. Lors de ses obsèques célébrées le 10 août dans l’intimité familiale, ses proches ont pu entendre ces quelques mots qu’il avait préparé à leur intention :
« Moi, Marc, je suis un enfant des J.A.C. Ce sont les Jeunesses agricoles chrétiennes qui ont motivé mes engagements : pour le village, avec ses aménagements et ses remembrements, pour le football, afin de rassembler les enfants, et aussi, pour la coopérative et le Syndicat Général des Vignerons. Mon idéal : construire et partager un monde meilleur Moi, Marc, je suis né le 29 septembre 1933, le premier jour des vendanges. Avec mes sœurs nous avons traversé la guerre. Puis, j’ai obtenu mon certificat d’études. À 14 ans, j’ai rejoint mon père Maurice aux vignes. De ce fondateur de la coopérative vinicole d’Écueil, je tiens mon courage, ma rigueur, l’amour du travail bien fait, savoir compter et être juste. »
C’est en 1957, à l’âge de 24 ans, que Marc Brugnon reprend l’exploitation familiale avec l’ambition d’agrandir son vignoble qui passera de 1,4 à 4 hectares en 1960. Très vite vient le temps de l’engagement pour la coopération en premier lieu, dans sa commune, puis pour l’ensemble de l’Appellation.
Tout au long de sa vie, il exercera de nombreux mandats au service de la filière : secrétaire puis président de la coopérative d’Écueil de 1962 à 1992, il recrée le Groupe des Jeunes Vignerons qu’il préside de 1966 à 1969, puis devient président du SGV et coprésident du CIVC en 1978 jusqu’en 1994, vice-président de l’Inao de 1980 à 1996, ou encore président de la Caisse Locale du Crédit Agricole.
La Champagne reconnaissante l’avait élevé au rang de Commandeur de l’Ordre des Coteaux.
Montagnard et skieur aguerri, Marc Brugnon aimait parcourir les cols autour de Briançon pour se ressourcer, en emmenant parfois des membres du bureau du SGV dans des ascensions assez engagées. Ses vacances le portaient également vers les cols népalais ou au sommet du Kilimandjaro.
Ses 16 années passées à la tête du SGV et du CIVC ont été marquées par des avancées majeures pour la qualité du vignoble et du vin. Pendant cette période, avec son conseil d’administration, il a orchestré la plantation de 10 000 hectares et défendu l’idée du partage de la valeur ajoutée.
Au sein de l’interprofession, Marc Brugnon a initié la réforme du cahier des charges du rendement au pressurage en passant à 160 kilos de raisins par hectolitre au lieu de 150 kilos afin d’éliminer la deuxième taille.
À l’issue de la vendange 1986, il crée une charte de qualité qui opère un bond qualitatif dans tous les domaines. Il y est question de l’analyse des sols, de l’utilisation privilégiée des clones, de la taille ou encore d’une nécessaire souplesse pour les dates de vendanges.
Sous son impulsion, l’AOC établit un agrément qualitatif des centres de pressurage, réglemente la mise en bouteille après le 1er janvier suivant l’année de récolte et allonge la date de vieillissement à 15 mois pour les BSA et 3 ans pour les millésimes, développe la recherche en dotant l’AVC de moyens humains et techniques.
Il a par ailleurs accompagné et soutenu les viticultrices dans la création de leur Commission.
Selon ses proches, cet homme de consensus ne rechignait jamais à monter au créneau pour défendre ses convictions, comme dans certaines manifestations de viticulteurs contre une fiscalité mal adaptée ou dans l’Aube pour défendre les limites de l’AOC. En 1993, il prend même la tête d’un groupe d’une trentaine de ses collègues pour perturber, dans un grand hôtel parisien, le lancement du parfum Champagne de la maison Yves Saint-Laurent, par la suite condamnée pour détournement de notoriété à la demande du CIVC.
« Marc était un président éclairé, curieux, ouvert et parfaitement légitime. Son expérience de vigneron et aussi de montagnard lui conférait beaucoup de force, mais aussi une certaine modestie face à la nature, témoigne à son tour Laurent Panigai, le directeur général du SGV qui débutait à l’époque au service technique du CIVC. Il a fait grandir le projet politique de la Champagne en se tenant au plus proche des réalités de terrain. Il a porté les ambitions de l’AOC en s’appuyant sur les forces vives de la technique. »
Même souvenir pour Dominique Moncomble qui dirigeait le service technique du CIVC : « C’est une époque bénie pour nous, car Marc s’intéressait beaucoup à la technique et nous a donné des moyens. Cela paraît comme une évidence aujourd’hui, mais la charte de qualité ne s’est pas imposée aussi facilement et il a dû affronter quelques réunions houleuses. Il était déterminé et solide comme un roc. »
« L’appellation Champagne est la propriété collective de tous les Champenois. Du maintien strict des règles de l’AOC dépend la qualité de notre production, sa renommée et son prestige. »
Marc Brugnon
Rolland Chaillon a dirigé le Syndicat de 1979 à 2004 en formant un duo très soudé avec le président Brugnon : « Il a mené une présidence très linéaire et solide, à l’image de son caractère. Il n’aimait pas le conflit, c’était plutôt l’homme du consensus et de la gestion négociée. Dès le début de son mandat, il a exprimé un souci constant d’augmentation de la qualité du vignoble et aussi des services que l’on devait aux adhérents. Ainsi, il a développé les compétences du SGV dans les domaines réglementaires, mais aussi politiques pour mieux défendre et accompagner les exploitations viticoles. »
Un homme respecté et apprécié par l’ensemble du vignoble avec beaucoup de pragmatisme, selon Yves Jolly, vice-président de l’Aube à cette époque : « Marc a réussi à imposer au négoce la suppression de quelques hectolitres pour augmenter la qualité. Cela paraît facile ainsi, mais la bataille a été assez dure », se souvient-il.
Philippe Feneuil et Jean-Mary Tarlant, tous deux anciens présidents du SGV à la suite de Marc Brugnon, étaient jeunes membres du bureau à ses côtés. « Avec son charisme et sa sensibilité collective, il nous a formés à être administrateurs et préparés à assurer la relève », explique Jean-Mary Tarlant en soulignant sa reconnaissance.
Pour Philippe Feneuil, les souvenirs sont multiples et forts : une course en montagne en cordée dans la neige où il fallut se dépasser ; la confrontation un peu musclée avec Pierre Bergé à Paris pour l’affaire du parfum Champagne où il a saisi quelques pièces à conviction, ou encore des négociations serrées avec l’UMC. « Que de bons moments avec lui ! C’était un homme exigeant qui savait diriger son équipe et porter les bonnes idées pour faire progresser la Champagne. Je peux dire que c’était devenu mon ami et que je l’ai toujours respecté. »
Lors des obsèques, son fils Alain lui a adressé ce dernier message : « Ton travail, ton empreinte resteront à jamais gravés dans notre belle appellation. Il n’est champagne que de la Champagne ! Tu nous as transmis ton savoir-faire, et je suis fier d’être vigneron. Marc, même si ta route s’arrête ici, sache que tel un guide de haute montagne, tu nous as ouvert la voie à tous. »
NDLR : La famille Brugnon tient, à travers cet article, à remercier toutes les personnes qui ont témoigné de leur affection et de leur reconnaissance à Marc Brugnon.